Alison Wenham – Worldwide Independent Network : « La hausse de la part de marché des indépendants est impulsée par le streaming et les marchés émergents »

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Alison Wenham, Directrice Générale de Worldwide Independent Network

Observer le marché international à travers le prisme des majors offre un panorama partiel des mutations de l’industrie. Les productions des labels indépendants touchent un public beaucoup plus large et rencontrent donc toujours plus de succès depuis quelques années avec pour effet le renforcement de la diversité dans le paysage musical. Le triomphe de la production indépendante aux Victoires de la musique 2018 l’a confirmé en France. Mais l’impact est également d’ordre économique. A l’échelle internationale, les labels indépendants sont dans une démarche de faire valoir l’impact de leurs activités sur le plan économique. Depuis 2016, l’organisation internationale qui fédère les représentants des indépendants dont AIM (Royaume-Uni), A2IM (USA) ou encore l’UPFI répartit les parts de marché entre majors et indépendants sur la base de la détention des droits et non sur celle des distributeurs des catalogues. La part de marché mondiale des indés s’élevait 38,4% en 2016, avec une augmentation de près d’1% en un an. Un chiffre qui traduit le renforcement du positionnement des indépendants opéré ces dernières et que Alison Wenham, Directrice Générale de Worldwide Independent Network, et présente dans l’industrie depuis 35 ans, explique les fondements dans une interview à CULTUREBIZ.  

CULTUREBIZ : La frontière entre indépendants et majors semble maintenant obsolète ou à tout le moins poreuse. Pouvez-vous résumer les principaux éléments qui maintiennent encore cette segmentation et les différences entre les deux pôles ?

Alison Wenham : Les différences sont portées essentiellement sur les orientations sur le plan artistique et culturel et sur le plan économique. Les labels indépendants travaillent en lien étroit avec les artistes, et les accompagnent sur le long terme et ce tout au long de leur aventure artistique. La créativité des artistes est au centre des priorité des labels indépendants qui leur donnent toute la liberté et la souplesse nécessaires pour qu’ils puissent trouver leur identité et suivre leur trajectoire. A contrario, l’approche des majors est avant tout portée sur le court-terme et c’est ce qui oriente toutes les décisions. Très souvent l’artiste change de structure prématurément avant même d’avoir atteint tout son potentiel artistique. La patience, la flexibilité et la conviction sont des particularités propres au secteur indépendant. Les labels indés s’adaptent très rapidement aux opportunités et aux changements du marché. L’avènement du digital a d’ailleurs permis aux indépendants d’accéder à un marché plus large par le biais des plateformes. La progression de la part de marché des indépendants est impulsée par le streaming et les marchés émergents. Auparavant, un label avait par définition une approche uniquement locale et se devait de conclure toute une série d’accords de distribution et de licences. Mais maintenant, avec la multitude de services et de plateformes, les labels indépendants peuvent déployer leurs activités dans le monde entier tout en étant implantés sur leur marché local. Les marchés qui étaient historiquement hermétiques peuvent maintenant être pénétrés. Nous constatons d’ailleurs des potentiels de croissance considérables sur des marchés comme l’Amérique Latine, la Chine, l’Afrique, le Moyen-Orient ou encore l’Inde. Ces marchés se développent maintenant à un rythme effréné depuis quelques années et s’apprêtent à passer de marchés dits émergents à des marchés toujours plus matures. La question de la porosité ne se pose pas juste concernant les indés et les majors, il s’agit aussi de redéfinir les bonnes approches et les bonnes stratégies vis-à-vis des artistes qui souhaitent mener une carrière sur le long terme.

« 76% des artistes choisissent de renouveler leurs contrats avec le label indépendant au sein duquel ils ont signé » 

Les majors s’appliquent à diversifier leurs services aux artistes pour défendre leurs parts de marché vis-à-vis d’acteurs représentant de sérieux concurrents. Caroline est la structure créée par Universal Music Group, Sony Music Entertainment a lancé RED et Warner Music Artist Services se pose également en alternative depuis 2016. Comment percevez-vous ces effets de levier qui s’opèrent à l’échelle mondiale ?

Ce qui change réellement, c’est que l’artiste a maintenant une multitude de choix sur la manière dont il veut accéder au marché et travailler avec l’industrie. Il n’y a jamais eu autant de choix pour les artistes entre les majors, les distributeurs affiliés aux majors, les labels de services aux artistes, les distributeurs et agrégateurs indépendants, les structures indépendantes ou encore les plateformes de Do It Yourself. Ce qui est certain c’est que les artistes ont encore et toujours besoin d’équipes de professionnels pour les entourer. Là où les indés sont particulièrement forts, c’est dans le fait de conserver et retenir les artistes avec lesquels ils s’engagent sur le long-terme. Les labels indépendants sont très pragmatiques et loyaux avec leurs artistes et leurs équipes sont dévouées aux projets artistiques. D’après une étude que nous allons publier d’ici la fin de l’année, 76% des artistes choisissent de renouveler leurs contrats avec le label indépendant au sein duquel ils ont signé. Ce chiffre confirme que la fidélité, la qualité de la relation partenariale et le rapport gagnant-gagnant entre les labels indépendants et les artistes portent leurs fruits lors de l’exploitation des projets. Les indépendants sont d’ailleurs particulièrement attachés à la transparence et l’équité vis-à-vis des artistes et l’ont clairement démontré en signant massivement la « Fair Digital Deals Declaration » dès 2014.

Les revenus générés par les labels indépendants sont passés de 5,6 à 6 milliards de dollars (5,2 milliards d’euros) en 2016 d’après l’édition 2017 du rapport de Worldwide Independent Network. La progression incessante du streaming est-elle un facteur sécurisant de la part de marché des indépendants ?

L’augmentation de la part de marchés du secteur indépendant est plus forte que celle des majors. Nous allons bientôt publier l’édition 2018 du WINTEL report qui établit les parts de marché avec pour critère les ayants-droit et non les distributeurs. Je peux d’ores-et-déjà annoncer que nous avons enregistré une nouvelle forte année de croissance. Cela démontre que les indépendants s’adaptent extrêmement bien aux mutations du marché drivées par le streaming et par la montée en puissance des marchés émergents, et ce malgré une concurrence féroce. Nous prévoyons que notre secteur va connaître une période forte en termes de succès. La bascule des ventes physiques au streaming, l’appétence constante des consommateurs et la loyauté vis-à-vis des artistes sont autant de tendances qui illustrent la très bonne orientation des labels indépendants.

« La part de marché de Merlin lui donne un poids et une influence équivalents aux majors dans les négociations d’accords de licence » 

Lors de la publication de l’édition 2017 du WINTEL report, vous avez déclaré que les indépendants avaient tout intérêt à distribuer leur catalogue et non à des structures affiliées aux majors. Pouvez-vous clarifier votre position ?

La sélection des partenaires relève évidemment des choix stratégiques de chaque structure. Néanmoins, je crois que les distributeurs et agrégateurs indépendants sont plus appropriés pour les labels indépendants. Le rôle et la force du secteur indépendant durant les dix dernières années ne peut pas être sous-estimé et sous-évalué et je suis convaincue qu’il ne peut ne pourra qu’être consolidé au vu du nombre d’artistes qui mutent vers les distributeurs et agrégateurs de contenus qui leur offrent davantage d’autonomie et de flexibilité. Merlin est une structure à but non-lucratif créée par les principaux labels indépendants pour le développement de notre secteur dans l’environnement digital et c’est une réussie remarquable. Sa part de marché lui donne un poids et une influence équivalents aux majors dans les négociations d’accords de licence. La capacité avec laquelle Merlin obtient les meilleurs accords de licence pour accéder aux éditeurs de services à la demande en fait un acteur incontournable pour toutes les structures indépendantes. Merlin a d’ailleurs fait croître le nombre de ses clients d’année en année avec un record atteint l’an dernier.

Les playlists boostent la consommation de la musique sur les plateformes de streaming. Selon un rapport de la Commission Européenne, les productions des labels indépendants ont représenté seulement 25% des morceaux les plus streamés sur Spotify en 2017. Cela pose bien entendu la question de la diversité dans les playlists et de l’équité entre majors et indépendants sur chaque interface éditorialisée par les plateformes de streaming. Est-ce que c’est déjà un problème de votre point de vue ?

Les productions indépendantes sont bien référencées sur les plateformes de streaming et je suis confiante quant à la continuité de cette tendance. Bien que les chansons produites par les labels indépendantes ne figurent dans les classements des morceaux les plus streamés que dans une moindre mesure, leur simple présence et leur portée contribuent impulser leur découverte sur un certain nombre de marchés dans le monde. Le succès a toujours été évalué sur la base de plusieurs critères et comme Martin Goldsmith du label Cooking Vinyl l’a un jour remarquablement fait remarquer, « le succès, comme la beauté, se trouve dans l’œil de celui qui regarde ».

Le streaming a propulsé la production indépendante. Beaucoup de labels font état que 60% de leurs revenus proviennent des plateformes de streaming. Pour autant, je tiens à souligner que l’accès donné au public à une catalogue restreint n’est ni dans l’intérêt des consommateurs ni dans celui des plateformes de streaming.

« Il y a actuellement une réelle opportunité d’instaurer un marché sur la base d’accords de licences qui soit juste et équitable pour tous »

Le user centric a émergé dans les discussions entre décideurs l’an dernier sous l’impulsion des déclarations de Hans-Holger Albrecht, Président Directeur Général de Deezer. D’après certains producteurs indépendants parmi les plus importants du marché, la bascule vers le modèle user centric est le seul moyen de garantir l’équité entre les artistes et la juste répartition de la valeur. Quelle est la prise de position de Worldwide Independent Network ?

Je dirais qu’il est peut-être encore prématuré pour suggérer qu’il devrait avoir un changement du mode de répartition vers le user centric sur le streaming. J’ai effectivement eu écho d’un certain nombre d’inquiétudes vis-à-vis du modèle de redistribution actuel et en particulier concernant son impat négatif sur les revenus des artistes locaux. C’est clairement une problématique et un enjeu important sur certains marchés. Mais à ma connaissance, seule la France est les pays scandinaves ont entrepris des travaux pour évaluer une éventuelle bascule vers le user centric. Je pense que ce serait une mutation qui impacterait chaque marché et chaque région différemment, en fonction de la taille de marché, des genres ou encore des langues d’interprétation et des cultures. Chaque marché a ses propres spécificités et le use centric pourrait permettre une meilleure monétisation et redistribution de la valeur en fonction de ces caractéristiques. Ce n’est pas une question évidente à aborder.

Le transfert de valeur est un autre enjeu majeur commun pour l’industrie de la musique à l’échelle nationale, européenne et internationale. Pouvez-vous résumer vos priorités sur le sujet ?

Nous avons été très heureux que le Parlement Européen ait voté en faveur de l’article 13. Je crois que l’industrie de la musique, et plus globalement les industries culturelles et créatives, avec des acteurs en première ligne dont notamment IMPALA, ont fait un travail formidable pour expliquer très clairement les enjeux autour du transfert de valeur pour les créateurs. Il n’a jamais été question de « détruire » l’internet la liberté d’expression, il s’agit simplement de notre capacité à instaurer un environnement équitable entre tous les acteurs.

Le transfert de valeur est fondamental pour l’ensemble de l’industrie et nous espérons maintenant que le trilogue se déroule comme il se doit. Sur le plan global, nous encouragerons l’ensemble des structures et organisations de notre réseau international à engager des discussions avec leurs gouvernements respectifs pour réviser le statut de safe harbour dont bénéficient certaines plateformes. Il y a actuellement une réelle opportunité d’instaurer un marché sur la base d’accords de licences qui soit juste et équitable pour tous les maillons de la chaine.

 

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