Mariya Gabriel – Commission Européenne : « Donner des instruments aux ayants-droit pour le partage de la valeur et faire émerger un leadership européen des plateformes »

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Mariya Gabriel, Commissaire à l’Economie et la Société numériques

Les perspectives de croissance et de diffusion offertes par le numérique pour la musique enregistrée, et plus globalement pour les industries culturelles et créatives, s’accompagnent d’enjeux indissociables de l’évolution de l’écosystème du secteur. Le partage de la valeur entre plateformes de streaming, auteurs, artistes-interprètes et producteurs, la correction du transfert de valeur dont bénéficient certaines plateformes du fait du statut d’hébergeur et non d’éditeur de contenus, ou encore la responsabilité des plateformes, indispensable pour accentuer la lutte contre le piratage, sont au centre des préoccupations des ayants-droit au niveau européen. Autant de sujets concentrés dans la directive droit d’auteur, actuellement en discussions au sein des institutions européennes. Le texte est central dans la stratégie déployée par la Commission Européenne pour instaurer un marché unique numérique. Près d’un an après sa nomination, Mariya Gabriel continue de porter, et d’assumer, l’ambition de la Commission Européenne visant à faire converger culture et numérique. Dans un entretien accordé à CULTUREBIZ, la Commissaire à l’Economie et la Société numériques détaille les grands axes de sa feuille de route. Et surtout, l’agenda européen étant très chargé entre les multiples projets de directive et de règlements en chantier, Mariya Gabriel s’exprime sur les enjeux afférents au partage de la valeur, la responsabilité des plateformes ou encore la lutte contre le piratage.

CULTUREBIZ : « Garantie d’un accès plus large à la culture », « promotion et valorisation du patrimoine », évolution de la « production et la distribution » à destination du numérique, « valorisation des talents et compétences », « accès aux financements » et « coopération internationale » sont les principaux axes de votre feuille de route intitulée « Digital for culture ». Quelle pourrait être la place de la musique ? 

Mariya Gabriel : Je suis attentive à la place de la musique au sein de la stratégie numérique pour la culture et souhaite qu’elle soit présente dans les six piliers. La musique est en profonde transformation avec les évolutions du numérique et des habitudes de consommation. De nouveaux business model se mettent en place et dans ce contexte nous sommes très attentifs à l’émergence de solutions qui permettent à la musique européenne d’être valorisée. Nous devons réussir cette phase de transition numérique. Sur la volonté d’offrir un accès plus large à la culture, nous voudrions renforcer les modèles novateurs pour la distribution de contenus pour se préparer aux évolutions du marché. Nous réfléchissons aux possibilités pour accroître la visibilité des contenus liées de la musique entre autres. Nous sommes aussi attentifs à ce que le patrimoine musical soit inclus dans la valorisation de l’héritage culturel. Le secteur de la musique est également concerné dans le volet de la valorisation des talents et des compétences. Nous voulons encourager les artistes et les chercheurs à collaborer notamment via des programmes de mentoring. Je voudrais aussi voir le renforcement de synergies qui sont très importantes, comme la coopération à l’échelle internationale ou les liens entre l’industrie culturelle et créative et la tech industry. Last but not least, il y a la nécessité pour les petits et moyens producteurs et pour les créateurs les plus fragiles d’accéder au financement pour être soutenus dans les projets risqués qu’ils portent. 

Parlons du projet de la directive droit d’auteur. L’émergence de consensus au sein du Parlement Européen et au Conseil Européen est d’ores-et-déjà compliquées par les mesures du texte sur le transfert de valeur et la responsabilité des plateformes.  Êtes-vous optimiste quant à l’avancée des discussions, malgré les divergences sur le texte et les amendements de compromis ? 

Nous avions besoin d’avoir ce temps pour aller dans les détails du texte. C’est un sujet pris très au sérieux par l’ensemble des acteurs, qui suscite des débats animés, un très fort engagement, et qui démontre combien le secteur culturel et créatif est important pour l’Union Européenne. Je ne commenterai pas le texte et les amendements de compromis tels qu’élaborés par le Parlement et le Conseil. Force est de constater qu’il y a des prises de position différentes sur certains aspects et il faut examiner les arguments de part et d’autre. Aujourd’hui, je pense que le grand enjeu porte sur la confiance entre tous les acteurs dans la chaine de valeur numérique, et qui doit être renforcée. La Commission Européenne est donc très attentive aux débats au Parlement Européen et au Conseil. Nous allons rentrer dans la phase cruciale des négociations. Et à ce propos, si j’ai un message à faire passer, c’est que nous européens devons comprendre qu’il faut aller plus vite, et ainsi que le Parlement Européen puisse voter le texte dans les plus brefs délais. En ce qui me concerne, je reste très ouverte et j’insiste sur le fait que c’est maintenant le moment d’examiner les différents aspects, de voir comment les différentes propositions émergent. Les représentants des auteurs et des artistes-interprètes m’ont aussi fait part de leur opinion qu’il est nécessaire aujourd’hui d’adapter nos règles. Il est temps d’y aller ! 

« Nous voulons répondre aux attentes des auteurs, des artistes-interprètes et des producteurs pour corriger le transfert de valeur et pour combattre la piraterie. Mais notre approche consiste à trouver un équilibre » 

Les représentants des producteurs sont sceptiques envers la proposition de la Commission Européenne, le texte de compromis du rapporteur et les amendements de compromis de la Présidence du Conseil Européen. Ils estiment que le projet de directive de droit d’auteur n’apporte pas suffisamment de solutions pour endiguer le transfert de valeur et le piratage, en raison du caractère incomplet des mesures sur la responsabilité des plateformes vis-à-vis des contenus mis en ligne sans autorisation des ayants-droit. Certains sont même montés au créneau en brandissant la menace d’un nouveau « Safe harbour ». Que répondez-vous à ces inquiétudes ? 

L’Europe est un leader mondial en matière de créativité avec 1/3 des entreprises mondiales de la culture et de la création. Pourtant, l’Europe peine à faire émerger des plateformes et de fournisseurs de services de taille mondiale, malgré quelques exceptions comme Spotify. Les plateformes européennes ne représentent que 4% des plateformes mondiales si l’on prend les 200 premières. Ce que nous faisons actuellement, c’est d’instaurer les conditions pour que les plateformes européennes puissent se développer. Je suis très ouverte au dialogue et aux compromis et aujourd’hui ce que je voudrais c’est que l’on maintienne le niveau de notre ambition qui est de donner des instruments aux ayants-droit pour passer cette transformation numérique avec succès et de faire émerger un leadership européen des plateformes. Nous voulons répondre aux attentes des auteurs, des artistes-interprètes et des producteurs pour corriger le transfert de valeur et pour combattre la piraterie. Mais notre approche consiste à trouver un équilibre. Il y a des domaines dans lesquels il faudrait intervenir de manière très claire et d’autres dans lesquels il faut faire prévaloir la nécessité d’intervention et de coopération entre tous les acteurs pour trouver des solutions viables. C’est certes complexe et délicat mais je suis convaincue qu’il y a un moyen de faire émerger une voie européenne commune sur ces sujets, qui sauvegarde la capacité d’innover des plateformes tout en les responsabilisant. 

Mais concernant la lutte contre la mise en ligne de contenus illicites, plusieurs avocats membres de l’International Association of Entertainment Lawyers (IAEL) ont fait part de leurs réticences sur un réel engagement des plateformes pour coopérer et s’investir tant qu’elles n’y seraient pas contraintes… En quoi les récentes communications de la Commission Européenne changent-elles la donne ?

Nous déployons une approche progressive concernant les contenus illicites avec une communication en septembre 2017, puis une recommandation en mars dernier. Il y a en ce moment une consultation publique sur le sujet, et nous serons donc ravis de la participation d’ayants-droit et des professionnels en plus des citoyens. La Commission Européenne a une réelle volonté de lutter contre la mise en ligne de contenus illicites. Il y a aussi la nécessité d’une meilleure coopération. Nous avons d’ailleurs défini la notion de « signaleur de confiance » en matière de contenus illicites. Il n’y a pas encore de véritable coopération européenne. En février dernier j’ai organisé une table ronde avec les multiples acteurs signaleurs de confiance de contenus illicites et j’ai eu la confirmation que chacun travaille dans son état national. 96% des contenus illicites signalés réapparaissent dans les 24 heures. Il y a donc un réel besoin d’échange de pratiques au niveau européen. En parallèle, la seconde priorité doit être la coopération entre les ayants droits et entre les différentes plateformes elles-mêmes dont certaines ont les moyens techniques et humains pour pouvoir combattre les contenus illicites et d’autres beaucoup moins. 

Nous avons intensifié nos efforts sur le sujet avec la communication, la recommandation, pour montrer la force avec laquelle nous aimerions intervenir. Outre la définition, pour la première fois et dans des termes juridiques précis, du « notice and action », notre recommandation comporte entre autres des mesures pour une détection proactive et une suppression effective. C’est important que les plateformes soient tenues de déployer des moyens efficaces pour que justement les titulaires de droits puissent protéger leurs œuvres et être rémunérés. Nous sommes parfaitement au courant de tous les problèmes que les représentants des auteurs et des producteurs rencontrent au quotidien en matière de mise en ligne de contenus illicites. Nous suivrons de près ce que font les plateformes pour intervenir. Mais la Commission Européenne n’est pas pour une sur-régulation, nous voulons avant tout contribuer à la création d’un écosystème au sein duquel il y a des règles, une concurrence loyale, et une sauvegarde de la capacité à innover pour permettre aux acteurs européens de grandir. 

« Je crois en la capacité de nos créateurs d’innover et de ne pas attendre une intervention extérieure pour faire valoir leurs droits et s’adapter aux mutations du marché » 

Le chapitre 3 de la directive droit d’auteur est intitulé ‘Juste rémunération des auteurs et des artistes-interprètes ?’. Cette juste rémunération peut-elle être garantie sur un simple renforcement de la transparence, comme celui opéré par le projet du texte ? Les représentants des artistes-interprètes martèlent qu’ils se trouvent dans un rapport de force déséquilibré qui rend impossible toute négociation d’une rémunération avec les producteurs. Argument qui justifie leur demande d’un droit à collecter une rémunération pour les artistes-interprètes directement auprès des plateformes de streaming.  

J’aimerais rappeler deux des trois objectifs poursuivis par la stratégie numérique de Commission Européenne : un accès amélioré et transfrontalier aux contenus en ligne pour s’adapter aux réalités du marché et de l’économie, et un marché équitable et plus viable pour les créateurs. La directive droit d’auteur viendra renforcer la capacité, pour les ayants-droit, à négocier pour être rémunérés en contrepartie de l’exploitation en ligne de leurs œuvres sur les plateformes. Le projet de directive engage d’ores-et-déjà les producteurs à plus de transparence et à informer les auteurs et les artistes-interprètes des bénéfices engrangés par l’exploitation de leurs œuvres. C’est en cela que la Commission Européenne veut mettre à disposition des ayants-droit un faisceau d’instruments pour garantir le partage de la valeur. Nous le savons, le partage de la valeur entre ayants-droit et plateformes est trop souvent déséquilibré. Il faudrait que la valeur revienne vraiment à ceux qui créent les œuvres et les contenus et non plus uniquement à ceux qui sont avant tout des intermédiaires. Dans notre proposition, nous sommes très clairs sur ce point. C’est pour cela que nous insistons sur la transparence et sur la responsabilité des plateformes. Je reste très attentive aux évolutions au Parlement et au Conseil et je suis sûre qu’au moment de rentrer dans le trilogue nous pourrons continuer de travailler sur ces questions. C’est important d’avoir tous les points de vue mais il faut aussi et surtout passer à la phase finale de la négociation si l’on veut avancer. 

L’autre message que je tiens à faire passer est très simple. Je crois en la capacité de nos créateurs d’innover et de ne pas attendre une intervention extérieure pour faire valoir leurs droits et s’adapter aux mutations du marché.

« Nous avons constaté des pratiques commerciales déloyales de la part de certaines plateformes à l’égard de certaines entreprises »

Plusieurs plateformes européennes du secteur de la musique se sont récemment regroupées pour mieux se faire entendre au niveau européen et défendre leurs intérêts en créant Digital Music Europe. Deezer et Spotify ont dénoncé des distorsions de concurrence opérées par des plateformes américaines. Quelles sont les marges de manœuvre dont l’Union Européenne dispose pour les endiguer  et parvenir à un écosystème vertueux ? 

C’est tout l’objectif de la stratégie de la Commission Européenne avec la mise en place d’un marché unique numérique. Intervenir pour instaurer des règles et sauvegarder une capacité d’innovation pour que nos start-ups puissent croître et nos futurs champions européens émerger. L’exemple le plus récent est notre proposition « Fairness in platform-to-business » (P2B) publiée le 26 avril dernier, qui est unique au monde. Il s’agit d’un règlement sur la transparence dans les relations commerciales avec les plateformes et l’identification des pratiques déloyales. Nous affirmons que nous avons constaté des pratiques commerciales déloyales de la part de certaines plateformes à l’égard de certaines entreprises. Nous souhaitons que nos entreprises puissent avoir accès aux informations concernant les conditions d’utilisation, le rangement des produits, l’utilisation des données etc. Le deuxième axe de notre orientation est l’établissement d’un mécanisme de règlement des différends avec notamment la possibilité pour les acteurs de petite taille de faire appel à des dispositifs collectifs pour mieux défendre leurs droits et leurs intérêts. Autre axe important, la mise un observatoire de l’Union Européenne sur les plateformes qui nous permettra de suivre au jour le jour les évolutions pour intervenir de la manière la plus adéquate. C’est une excellente base pour que les différentes asymétries et les pratiques dénoncées par certains acteurs puissent trouver des solutions. Les nouvelles technologies, par définition, évoluent extrêmement vite et nous devons avoir cette capacité d’adapter le plus rapidement nos propositions législatives et non-législatives. Le tout, toujours dans cet esprit de bâtir un écosystème où l’Union Européenne s’affirmera comme un leader mondial en matière de cadre réglementaire. Je crois que nous sommes clairement dans une nouvelle phase. L’Union Européenne doit s’affirmer comme un leader mondial parce que sa force de frappe est d’avoir une approche et une stratégie reposant sur des valeurs et des principes universels et applicables pour tous, et c’est mon rôle, en tant que Commissaire pour l’économie et la société numériques, de l’affirmer.

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