Partage de la valeur : reprise des hostilités entre producteurs et artistes

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L’union de la filière musicale sur les distorsions de marché constatées sur le numérique, avec un transfert de valeur dont profite en particulier YouTube, a été réaffirmée en juin au Midem puis au Déjeuner du Prodiss. C’est en revanche une toute autre musique qui résonne concernant le partage de la valeur créée sur les plateformes de streaming (Deezer, Spotify, Apple Music, etc.). Les dissonances entre les producteurs du Snep et les artistes-interprètes de la Spedidam et de l’Adami sont intactes depuis l’accord d’octobre 2015. La publication de l’étude menée par le cabinet BearingPoint sonne le glas des communications formelles qui étaient de rigueur en période d’élections.

La Ministre de la Culture a « 99 problems » – pour reprendre le titre d’une célèbre chanson de Jay-Z – et le partage de la valeur entre producteurs et artistes-interprètes en fait partie. Son Directeur de cabinet, Marc Schwartz, au premier plan des engagements mutuels pris par les signataires de l’accord, est le mieux placé pour le savoir. Françoise Nyssen, qui a déclaré au Midem vouloir défendre « le partage de valeur entre les créateurs, les éditeurs et les plateformes » en tant qu’ « enjeu majeur dans un système où il existe des systèmes de captation inéquitable » a dans le même temps plaidé pour la « défense de la juste rémunération des artistes-interprètes pour chaque utilisation faite de leur interprétation ». Le Ministère de la Culture est d’ores-et-déjà au carrefour des intérêts distincts des producteurs de musique et des artistes-interprètes. Certes la déclaration de Françoise Nyssen afférente à la rémunération des artistes-interprètes s’inscrivait dans un contexte européen, avec en vue le projet de directive sur le droit d’auteur. Reste à savoir de quelle manière le cabinet de la Ministre parviendra à s’inscrire en cohérence avec la position de la France au niveau européen, alors que démarrent à Paris les négociations sur la garantie de la rémunération minimale entre les producteurs et les artistes-interprètes. Pour l’heure, le Ministère de la Culture a tout intérêt à cette concertation et à son aboutissement. Mais le fait que les politiques se cantonnent à un rôle d’observateur ne fait pas le jeu de l’Adami et la Spedidam. Lors de leurs colloques annuels respectifs, les deux organismes de gestion collective avaient fait part de leur appréhension d’un tel scénario, appelant de leurs vœux une intervention du législateur. C’est ce que demande à présent la Spedidam, non-signataire de l’accord Schwartz, avec la révision de la loi ‘Liberté de création’.

La rémunération nette des artistes-interprètes

L’étude du cabinet BearingPoint vient doter le secteur de la musique enregistrée de données communes concernant le partage des recettes d’exploitation. La scission des données entre labels indépendants et maisons de disques offre une vision plus représentative du marché. Pour les indépendants, les données des contrats et chiffres de ventes de 62 albums produits par 16 labels (Because, Wagram, Tôt ou tard, Pias…) ont été analysés. Et en parallèle, les ventes et données de contrats autour de 65 projets produits par les maisons de disques ont été passées en revue. Il en résulte que le taux moyen de redevance (avant abattement) sur les recettes tirées du streaming pour les artistes signés en labels indépendants s’établit à 10,6% (27,3% en licence) et pour ceux signés en major à 10,9% (24,8%). Sur les recettes générées par les ventes en physique, le taux de redevance est évalué à 10,7% pour les artistes liés aux majors par des contrats d’exclusivité (25,4% en licence) et à 10,4% pour ceux en labels indépendants (21,8% en licence). En somme, la rémunération nette des artistes-interprètes est évaluée par l’étude de BearingPoint à 7,5% (8,4% en majors) des recettes générées sur le marché de la musique enregistrée, aides à la production comprises, plus exactement à 5,4% (6% pour ceux en majors) après la prise en compte d’un taux forfaitaire de 28% au titre des frais généraux revenant aux artistes.

Défaut de rentabilité pour les producteurs

Le taux de redevance aux artistes-interprètes ainsi que les abattements, jugés respectivement faible et trop élevés par ceux qui en défendent les intérêts, sont à mettre en corrélation avec les facteurs de risque et de frais pour les producteurs. De fait, la seule prise en compte des revenus tirés par l’exploitation de nouveautés s’avère cohérente avec la finalité de l’étude d’évaluer la répartition de la valeur créée sur le marché. Il est aussi vrai que le caractère exhaustif d’analyse du marché financier de la musique enregistrée par BearingPoint soit modéré par l’absence des revenus afférents au back-catalogue, essentiel à la rentabilité des producteurs de phonogrammes. L’étude publiée en début de semaine met en évidence le défaut de rentabilité pour les producteurs en matière d’exploitation du catalogue de nouveautés. La marge de rentabilité est définie à -18,3% pour les albums exploités dans le cadre de contrats d’exclusivité en labels indépendants (-19,9% pour les contrats de licence) tandis qu’elle s’effondre à -41,4% pour les nouveautés issus de contrats d’artiste avec les maisons de disques. Un argument dont les producteurs ne manqueront certainement pas de se prévaloir pour laisser le moins de marge possible aux artistes-interprètes dans le cadre des négociations sur la garantie de rémunération minimale.

Dos à dos

Les conclusions de l’étude livrée par BearingPoint confortent les producteurs de phonogrammes et les artistes-interprètes sur leurs positions respectives. Ce n’est pas une surprise au vu de la garantie de rémunération minimale pour les artistes-interprètes, contrepartie de l’exploitation des œuvres sur les plateformes sur laquelle se sont engagés les producteurs, dossier sensible qui préoccupe l’ensemble de la filière. Artistes-interprètes et producteurs ont chacun rapidement réagi dès la publication des conclusions par la DGMIC. L’Adami et la GAM ont distinctivement souligné l’incohérence de l’étude en ce qu’elle exclut les revenus du back catalogue qui permettent aux maisons de disques d’être rentables. « Ces résultats rejoignent avec précision et de manière irréfutable les résultats de notre analyse datant de 2013 sur le partage inéquitable des rémunérations » a commenté Benjamin Sausay, Directeur des affaires institutionnelles de l’Adami. La Guilde des Artistes de la Musique a, par la voix de sa Déléguée Générale Suzanne Combo, rappelé son souhait d’une « meilleure transparence dans les relations et d’une garantie d’un taux de rémunération réévalué et exprimé en net ». Le Syndicat National de l’Edition Phonographique (Snep) a par le biais de son Directeur Général, Guillaume Leblanc, souligné que « cette étude réaffirme, comme l’ont démontré les producteurs ces dernières années,  que la production locale de nouveautés s’exerce dans des conditions très majoritairement déficitaires ». De quoi présager de négociations compliquées pour rendre effectif le partage de la valeur entre producteurs et artistes-interprètes, l’étude ayant à elle seule pris pas moins de vingt mois pour aboutir. Et dans le même temps la filière de la musique est dans sa globalité à l’épreuve d’une bataille aux enjeux multiples, celle du transfert de valeur avec les plateformes.

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