Virginie Rozière – Parlement Européen : « Trouver les bons compromis entre ayants-droit et plateformes s’annonce compliqué sur la directive droit d’auteur »

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Virginie Rozière, Députée Européenne et co-Présidente du parti Les Radicaux de Gauche (LRDG)

Les intérêts des différents acteurs en particulier les plateformes et les ayants-droit mais aussi les approches des pays membres de l’Union Européenne sont difficiles à concilier au sein des mesures et orientations des textes au niveau européen. Les divergences au Parlement Européen et au Conseil vis-à-vis des textes et amendements de compromis sur la directive droit d’auteur, mais également les réactions des multiples représentants d’intérêts, l’ont encore récemment démontré. Virginie Rozière, Députée Européenne et co-Présidente du parti Les Radicaux de Gauche (LRDG), livre son point de vue les principales positions et inquiétudes qui rythment les discussions de Bruxelles à Strasbourg en passant par Paris. Dans cette interview à CULTUREBIZ, l’eurodéputée commente également la stratégie numérique de la Commission Européenne, et surtout, s’exprime sur l’influence exercée par un certain nombre de lobbies dans l’enceinte des institutions européennes.

CULTUREBIZ : La stratégie numérique de la Commission Européenne vient-elle, de votre point de vue, répondre aux enjeux du secteur de la musique enregistrée d’endiguer le transfert de valeur, de garantir le partage de la valeur et de lutter contre le piratage ?

Virginie Rozière : Le marché unique numérique est un sujet complexe avec une acuité particulière pour la musique du fait d’une mutation intervenue très tôt, plus tôt que pour l’audiovisuel, ou la presse écrite. Concernant le transfert de valeur, je trouve que la proposition de la Commission Européenne allait plutôt dans le bon sens, avec une forte volonté d’établir des bases solides et une approche intéressante dans sa structuration et son contenu. Mais nous avons aujourd’hui des positions très antagonistes sur le texte d’où une vraie inquiétude sur ce qui sortira du Parlement Européen. La question se pose de savoir si l’on sera sur un renforcement de la responsabilité des plateformes et une clarification sur le transfert de valeur, ou alors sur quelque chose qui sera très proche du statut quo comme le souhaitent un certain nombre d’eurodéputés dont je ne fais évidemment pas partie.

Concernant le piratage, on sait d’expérience qu’il n’y a pas de solution univoque, c’est un phénomène structurel qui dépend de beaucoup de facteurs tels que l’existence, l’attractivité et l’accessibilité de l’offre légale. La correction du transfert de valeur et la responsabilisation des plateformes, avec des acteurs qui s’exonèrent totalement de leurs responsabilités en matière de droit d’auteur entre autres va aussi remettre toutes les offres légales sur un même pied d’égalité. Je pense que l’existence d’une offre légale abordable et pérenne est une priorité pour poursuivre la lutte contre le piratage mais de façon indirecte. Il y a un débat permanent sur comment faire respecter les lois dans l’environnement numérique, je dirais que c’est une question qui dépasse la question du piratage. On est dans une situation complexe entre la nécessité de faire appliquer la loi et celle de préserver internet comme un espace de liberté.

« Il faut vraiment s’assurer de mettre en place des leviers pour faire remonter le maximum de valeur le plus en amont de la chaine »

Est-ce que les complications qui se sont succédées au Parlement Européen et au Conseil Européen, avec de multiples désaccords sur les mesures afférentes à la responsabilité des plateformes, n’auraient pas pu être évitées si la Commission Européenne avait pris une position plus orientée ?

Il y a eu quelques contradictions à la tête de la Commission Européenne avec notamment une longue prise de conscience de son Vice-Président, Andrus Ansip, qui était dans une approche très consumériste et qui a mis du temps à comprendre les enjeux pour la création. Mais j’ai constaté qu’il avait beaucoup évolué sur la question du transfert de valeur. On voit bien qu’il n’y a pas de position univoque au sein de la Commission Européenne. J’aurais effectivement souhaité qu’on ait une position plus claire sur la responsabilité des plateformes. On s’est laissé enfermer dans une conception entre intermédiaires techniques et fournisseurs de contenus datant de la directive e-commerce et qui aujourd’hui est complètement obsolète avec l’émergence des nouvelles plateformes. Il faut le dire, cette prise de conscience de la nécessité de prendre en considération l’émergence de plateformes qui ne rentrent ni dans une catégorie ni dans l’autre, a été un peu trop longue. Or on arrive à un moment où plus on attend et plus ce sera difficile d’apporter des réponses claires pour définir les responsabilités et pour repenser les écosystèmes.

Les ajouts de mesures et de clarifications via les amendements et le texte de compromis ont été multiples ces dernières semaines. Quelle lecture faites-vous des prises de position du rapporteur de la Commission des affaires juridique, de la présidence du Conseil, des représentants des ayants-droit et de ceux des plateformes ?

Je ne suis pas sûre que l’on arrive à un compromis très large au Parlement Européen. Des amendements déposés par plusieurs eurodéputés dont moi pour contribuer à clarifier la question de la responsabilité des plateformes sur le transfert de valeur. Mais il y a des amendements dans les deux sens, avec des clivages du fait de visions presque diamétralement opposées. Trouver les bons compromis entre ayants-droit et plateformes s’annonce compliqué sur la directive droit d’auteur.  La Commission est rentrée dans une approche très théorique en voulant beaucoup travailler sur la notion de transparence. La question de l’amélioration des droits des créateurs dans la chaine de valeur est pour moi très importante. Ce sont les créateurs qui sont à la racine et au cœur de la création et c’est vers eux que l’on doit orienter nos politiques. Or il y a des acteurs qui prétendent défendre les créateurs mais qui refusent le rééquilibrage de la valeur avec les plateformes, considérant qu’on va contre l’innovation et qu’il faut laisser le libre marché, et il y en a d’autres qui veulent effectivement un partage de la valeur mais sans se préoccuper de savoir si cette valeur revient vraiment aux créateurs. Et je pense qu’il faut vraiment s’assurer de mettre en place des leviers pour faire remonter le maximum de valeur le plus en amont de la chaine. De mon point de vue, c’est vraiment un grand enjeu.

« Je serais donc pour augmenter la responsabilité des plateformes et non pas pour la diminuer »

L’un des principes qui venaient renforcer la responsabilité des plateformes en matière de mise en ligne de contenus illicites, le devoir de diligence, a été supprimé par le rapporteur. Les ayants-droit souhaitent à tout prix son maintien pour lutter efficacement contre le piratage. Quelle est votre position ?

Je pense évidemment que le devoir de diligence doit s’opérer. Mais il doit se faire sur la base d’éléments tangibles et il faut être vigilant pour ne pas déléguer une forme de régulation de l’internet à des opérateurs privés. Il y a des curseurs qui ne sont pas évidents à ajuster mais de toute façon tout ne sera pas réglé par la directive droit d’auteur. Aujourd’hui, la question du devoir de diligence doit se maintenir, mais ce qui pose problème ce n’est pas tant la diligence des plateformes pour supprimer les contenus que la capacité à identifier ce qui transite sur les plateformes. C’est pour cela que je n’étais pas contre l’idée de demander aux plateformes de se doter des moyens pour identifier les contenus. On entend beaucoup de choses sur cette idée, comme le fait que cela revient à de la censure ou autre… La réalité est que laisser penser qu’un acteur comme Google n’a pas une connaissance très fine et ne caractérise pas très précisément les contenus pour cibler les publicités ou hiérarchiser les contenus, c’est faire preuve de naïveté. Je serais donc pour augmenter la responsabilité des plateformes et non pas pour la diminuer, pareil pour les obligations financières, mais pas que, il y a aussi des obligations morales, il faut bien que les auteurs continuent de maîtriser les modalités de diffusion de leurs œuvres.

Etes-vous optimiste quant à l’issue des négociations et à l’émergence d’un consensus pour concilier les deux intérêts ?

Je suis prudemment optimiste. On a une industrie culturelle et créative extrêmement foisonnante sur le territoire européen avec à la fois une dimension socio-économique mais aussi une dimension culturelle très forte qui est une partie intégrante de notre société. Or, ceux qui tirent les bénéfices sont les grandes plateformes américaines qui sont dans une position écrasante et univoque. On doit être capable de défendre notre diversité, notre richesse culturelle face à une hégémonie à la fois douce et brutale sur le plan économique. Ceci étant dit, je connais aussi la capacité d’influence et de mobilisation des géants du numérique, nous la vivons au quotidien au Parlement Européen et plus globalement dans les institutions européennes, et ce avec les ressors les plus cachés. Vous avez les mêmes qui sont dans la rhétorique de la transparence à tout prix, qui expliquent qu’ils sont contre la censure de l’internet, etc. mais qui en réalité se font les complices d’un lobbying et d’une stratégie d’influence totalement opaque de la part des géants du numérique à Bruxelles. D’où mon optimisme prudent. Ce que j’appréhende est que si l’on ne parvient pas, sur un secteur aussi emblématique que la culture, à faire prévaloir les intérêts des acteurs européens sur les grands intérêts économiques opérateurs américains, je crains que peu à peu, ce soit toute notre économie qui ne fasse l’objet de cette captation comme on peut déjà le voir dans d’autres secteurs… Ce que l’on fera en matière de culture aura certainement une portée symbolique.

« Un droit inaliénable pour l’exploitation des œuvres sur les plateformes permettrait des chances de revenus supplémentaires pour les artistes-interprètes »

Les représentants des artistes-interprètes estiment qu’ils ne peuvent pas négocier de rémunération pour l’exploitation des œuvres sur le streaming avec les producteurs tant que le rapport de force n’est pas équilibré. Est-ce que de votre point de vue, la « juste rémunération » des créateurs peut être garantie sans l’octroi d’un droit à rémunération supplémentaire pour l’exploitation des œuvres sur les plateformes ?

Je suis assez d’accord avec les artistes-interprètes sur cette question. La transparence est efficace quand on a un rapport de force qui n’est pas trop déséquilibré. Ce n’est pas le cas si vous avez un droit que vous ne pouvez pas vraiment faire valoir face au producteur sans rentrer dans une situation conflictuelle. La transparence servira aux artistes qui sont en bonne position et qui n’ont pas vraiment besoin de négocier mais elle n’aidera pas les petits. Pour autant, la notion de transparence est avant tout une bonne chose, elle permet de rééquilibrer le rapport de force pour un artiste, de faire jouer la concurrence, et d’avoir un éventuel recours. C’est pourquoi je soutiens ces amendements autour d’un droit inaliénable pour l’exploitation des œuvres sur les plateformes parce que ça permet des chances de revenus supplémentaires. J’ai d’ailleurs rencontré des représentants d’artistes-interprètes qui m’expliquaient comment cela se passe en Espagne où ce droit a été mis en place et où globalement les effets de déplacement des curseurs sur le partage de la valeur sont encourageants.

Est-ce que les acteurs de l’industrie musique ne sont pas clairement désavantagés dans la bataille du transfert de valeur avec les plateformes au niveau européen par l’opposition systémique entre producteurs et artistes-interprètes, par le manque de convergence entre les représentants des auteurs et, à l’échelle française, entre les différents représentants des artistes-interprètes ?

On est effectivement dans cette situation, qui s’explique par le fait que l’écosystème soit riche mais fragmenté. Il y a des intérêts catégoriels qui ne sont pas forcément convergents. Pendant longtemps, ce sont les producteurs qui ont utilisé les divergences d’intérêts catégoriels entre auteurs et interprètes et aujourd’hui ce sont les plateformes qui utilisent ces intérêts catégoriels entre tous les maillons de la chaine. Les acteurs culturels ont donc tout intérêt à s’accorder même s’il faut faire des concessions.

« Les lobbies du numérique ont une stratégie opaque loin du lobbying classique »

Beaucoup de choses sont dites sur l’influence considérable exercée par les acteurs américains à Bruxelles. Pouvez-vous expliquer comment est-ce que le lobbying des plateformes se matérialise au quotidien au sein des institutions européennes ?

Il faut distinguer le lobbying classique d’une autre forme de lobbying. Dans le secteur de la culture, je vois passer tous les représentants d’intérêts, ceux des producteurs, des auteurs, des artistes-interprètes, qui se présentent pour ce qu’ils sont, il s’agit donc de lobbying transparent. A contrario, les plateformes ont une stratégie beaucoup plus sournoise et opaque. Outre le lobbying classique, il y a de l’organisation de colloques sur des sujets connexes, le financement de think thank et d’autres actions qui s’inscrivent dans toute une stratégie d’influence et d’imprégnation. On est loin du lobbying classique avec des acteurs viennent simplement présenter leurs arguments. Les lobbyistes du numérique, je les ai très peu rencontrés, contrairement à ceux de l’industrie culturelle qui font du lobbying classique.

En réalité, les plateformes n’ont pas vraiment besoin de cette forme de lobbying. Le dernier exemple en date, c’est une exposition du collectif ‘Create Refresh’ parrainée par un eurodéputé [ndlr : Tiemo Wölken], soutenue par un think tank financé entre autres par Google et Apple et qui est très proche du lobby des plateformes CCIA [ndlr : Center For Democracy and Technology]. Lors de cet évènement, des créateurs ont présenté des œuvres qui expliquent que l’article 13 est désastreux pour eux alors qu’ils ont été rémunérés pour le faire. Cette exposition était totalement prise en main par une campagne, #FixCopyright, portée par les deux entités précitées, mais elle était officiellement organisée par un autre collectif qui répond aux exigences en matière de lobbying et a donc évité à cette campagne de s’enregistrer dans le registre de transparence. Cette stratégie de dissimulation par le biais d’écrans successifs est totalement opaque.

 

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