Le user centric, un modèle aux effets limités et contre-productifs pour le marché et les artistes

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 La progression des abonnements premium aux plateformes de streaming est le vecteur majeur de la croissance du marché de la musique enregistrée. La pénétration du streaming payant n’étant cependant pas aussi rapide qu’escomptée, en l’état actuel du marché, les opportunités de croissance se doivent de profiter au plus grand nombre pour garantir le rôle moteur du streaming pour l’économie. En guise de réponse aux distorsions engendrées par le modèle actuel, un changement du modèle de répartition des revenus du streaming est souhaité par certains acteurs (Deezer, labels indépendants, Believe). Contre toute attente, le user centric ne s’avère pas être une solution miracle. Les résultats de l’étude publiée par le Centre national de la musique sont explicites.

L’équilibre du marché est l’enjeu central du développement du streaming devenu le mode de consommation prééminent de la musique. Le user centric est présenté par ses partisans comme une solution permettant de rendre le marché plus équitable entre les artistes et les genres les plus écoutés, et ceux les moins écoutés. Or, plusieurs problématiques majeures à commencer par l’augmentation des revenus des artistes ne seraient pas réglées par la bascule vers le user centric. Pour rappel, le « user centric » consiste en une répartition des revenus de chaque abonnement premium aux ayants droit de chaque titre écouté par chaque abonné. Le « market centric », modèle actuel, consiste en la répartition de l’ensemble des revenus des abonnements payants aux ayants droit des titres sur la base de leur part de marché sur l’ensemble des titres streamés. Par exemple, un titre X du nouvel album de Booba comptabilise 15 millions de streams en mars 2021 sur Deezer. L’ensemble des titres écoutés sur la plateforme cumulent 150 millions de streams. Le titre de Booba rapporterait ainsi aux ayants droit (Tallac Records, Capitol et Universal Music France) 10% de l’ensemble des revenus des abonnements payants. Si Deezer compte 3 millions d’abonnements premium à 9,99 euros (hors abonnements famille), le chiffre d’affaires des abonnements à répartir serait autour de 30 millions d’euros en mars 2021. Les redevances pour le titre X versées pour le mois de mars 2021 aux ayants droit de Booba seraient d’environ 3 millions d’euros soit, l’équivalent de la part de marché du titre X. La question se pose de savoir s’il est équitable pour tous les artistes que Booba aspire 10% des revenus des abonnements payants avec son titre X, alors qu’une part des 3 millions d’abonnés à Deezer n’a pas écouté Booba, et que la majorité de ceux qui l’ont écouté ont streamé le titre plusieurs dizaines voire plusieurs centaines de fois en un mois. A contrario, l’on peut estimer que la répartition des revenus à la part de marché est légitime étant donné que la sortie du nouvel album de Booba a contribué à booster la consommation de la musique sur Deezer, Spotify, Apple Music en incitant les consommateurs à streamer de la musique (et pas uniquement le titre de Booba), à souscrire à des abonnements payants, à faire la promotion du streaming sur les réseaux sociaux ou dans leurs cercles de relation.

RÉÉQUILIBRAGE DES PARTS DES TYPES DE CONSOMMATEURS DANS LES REDEVANCES

En tout état de cause, les impacts positifs et vertueux du passage du modèle actuel dit « market centric » vers le « user centric » sont en réalité limités. C’est le principal enseignement de l’étude conduite par le cabinet Deloitte pour le Centre national de la musique et sollicitée par le Ministère de la Culture. L’adoption du user centric limiterait effectivement la captation des revenus des abonnements par les artistes les plus écoutés. Selon les données communiquées par Deezer, les utilisateurs ayant une consommation « moyenne », c’est-à-dire ni intensive ni faible, représentent 61,8% des abonnés premium, tandis que les revenus de leurs abonnements comptent pour 30,7% dans la répartition des redevances. Les utilisateurs « intensifs » représentent quant à eux 30,9% des abonnés de Deezer, alors que la part de leurs revenus est de 69,2% au sein de la répartition des redevances aux ayants droit. Le user centric permettant ayant pour effet de plafonner les redevances liées aux abonnements à leur coût (soit 9,99 euros ou 14,99 euros), il limiterait donc la part des utilisateurs intensifs au sein de la répartition des redevances. Les revenus des utilisateurs intensifs qui comptent pour 69,2% sur le modèle market centric seraient ainsi ajustés à une part de 31%, soit l’équivalent de leur part au sein du contingent d’abonnés. De même, les utilisateurs ayant une consommation dite moyenne compteraient pour 61,7% des redevances aux ayants droit, une part identique à ce qu’ils représentent dans le contingent d’abonnés de Deezer soit 61,8%. S’il semble évident sur le principe, ce rééquilibrage de la répartition des redevances en fonction des typologies de consommateurs ne serait suivi que d’effets limités sur le plan des redevances versées aux ayants droit.

UNE AUGMENTATION FAIBLE VOIRE QUASI-NULLE DES REDEVANCES POUR LES ARTISTES

Les simulations d’une bascule vers le user centric font apparaître une baisse de 17,2% des redevances versées par Deezer aux 10 artistes les plus écoutés et aux ayants droit associés, et une baisse de 12,5% des redevances payées par Spotify. D’après la projection financière, réalisée à partir des résultats de Deezer, cette baisse en pourcentage ferait perdre 4,57 millions d’euros aux 10 groupes d’ayants droits associés aux 10 artistes les plus écoutés, soit une baisse de 457 000 euros pour chacun d’entre eux. Pour autant, cet effet de redistribution serait limité pour les redevances versées aux autres artistes. Les artistes des rangs 11 à 100 verraient leurs redevances croître de 1,3% sur Deezer et de 0,6% sur Spotify, soit une hausse moyenne de 9 005 euros par groupe d’ayants droit. Les artistes des rangs 100 à 1 000 percevraient des augmentations de 2,2% sur Deezer et de 1,3% sur Spotify, c’est-à-dire une somme de 2 511 euros en plus en moyenne par groupe d’ayants droit. La hausse est certes plus significative pour les artistes à partir des rangs 10 000 (+5,2% sur Deezer et +4,6% sur Spotify), mais elle s’opèrerait sur des revenus très bas étant donné les volumes d’écoutes des titres en question. Le user centric rapporterait ainsi 39 euros de plus à chaque groupe d’ayants droit associés aux artistes entre le 1 000è et le 10 000ème rang. Et l’augmentation des revenus serait inférieure à 10 euros pour les artistes à partir du 10 000ème rang. Autant de chiffres qui relativisent clairement l’impact qu’aurait le user centric sur l’augmentation des revenus des artistes. D’autant que la rémunération des artistes dépend par définition des contrats signés avec leurs partenaires producteurs et distributeurs. Pour rappel, d’après l’étude menée par BearingPoint pour le Ministère de la Culture en 2017, les taux de redevances prévus dans les contrats se situent autour de 10 à 11% pour les contrats d’artistes, et autour de 21 à 27% pour les contrats de licence. « Avec les caractéristiques actuelles du marché, le UCPS ou le prorata ne changent pas vraiment la question très importante de la rémunération des artistes. Avec le UCPS, à de rares exceptions près, ceux qui recevaient peu des plateformes de streaming ne gagneront pas davantage. On en a désormais le cœur net : le combat des auteurs, compositeurs et interprètes, qui demandent une meilleure rémunération de leur travail n’est, aujourd’hui, pas là » a déclaré Jean-Philippe Thiellay, Président du CNM, dans une note publiée en annexe de l’étude.

EFFETS INVERSÉS SUR LE TOP TITRES ET LA PRODUCTION FRANÇAISE

Une autre idée préconçue déconstruite par l’étude du Centre national de la musique porte sur l’effet qu’aurait le user centric sur les titres les moins écoutés. En réalité, la bascule vers le user centric aurait un effet inverse et contribuerait même à augmenter les redevances des 100 titres les plus streamés (+0,1% sur Spotify et +0,5% sur Deezer). Mais surtout, les redevances pour les titres des rangs 101 à 1 000 baisseraient d’environ 2%, soit l’effet inverse de celui recherché par la bascule vers un meilleur modèle de répartition. Dans le même temps, les redevances aux 5 principaux ayants droits (dont Universal, Warner, Sony, Believe) augmenteraient de 0,7% avec une bascule vers le user centric. Autre surprise, la part des redevances versées par Deezer aux ayants droit associés aux productions françaises baisserait d’environ 1%. Et bien qu’une bascule vers le user centric favoriserait plusieurs genres dont le classique (+24% des redevances versées par Deezer), le rock (+13%), et la pop (+12%), ces augmentations sont à mettre en corrélation avec les volumes d’écoutes de ces genres. « L’impact financier global resterait relatif du fait de leur faible part en écoutes » précise l’étude du Centre national de la musique. Les marges de manœuvre pour augmenter les revenus du streaming pour les artistes et leurs partenaires engagés sur le développement d’artistes, le développement de la scène française et francophone ou encore le développement de la diversité dans le paysage musical sont ailleurs que dans la bascule vers le user centric. Un modèle aux effets vertueux existants, mais limités, d’autant pour les coûts qui seraient engendrés. L’heure est davantage aux priorités les plus urgentes qui appellent à une stratégie commune et à des efforts et engagements constants des acteurs de l’industrie. A commencer par le développement du marché du streaming par l’augmentation des souscriptions d’abonnements premium aux plateformes leaders (Deezer, Spotify, Apple), la conversion au streaming payant des consommateurs de tous les âges, de toutes les classes sociales, de toutes les cultures, et répartis dans tous les territoires en hexagone et en outre-mer. Et également, par l’exploitation du streaming pour permettre aux artistes et productions made in France de toucher des publics sur les autres territoires en Europe et à l’international.

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